CHAPITRE PREMIER
Chroniques mytanes (extraits).
« Le journal de Jeury de Lande-Isle ».
D'après mon esprit guerrier pour autant que j'en possède, s'il existe un lieu stratégique sur cette planète brute, c'est Alpha Point, sur le détroit qui sépare la mer Scalène de la mer Foliale : il permet de contrôler à moindres frais la région la plus clémente du plus gros continent (maintenant que nous ne possédons plus rien de civilisé, et particulièrement en matière de transports). Il ne faut donc pas s'étonner que les Ultras y aient bâti leur forteresse, ni qu'ils nous laissent l'usage, probablement momentané, du reste de Mytale. Déjà, ils se font appeler « evres » et, déjà, Alpha Point est devenu « La Citadelle » : le temps se gâte pour les libertés en tout genre que l'Impérium déserteur nous a « abandonnées » si « spontanément » !
Et moi, je traîne mes amis de côte en côte vers je ne sais quoi qui soit aussi loin que possible de ce potentat scientiste, et aussi stratégique. Et moi aussi, dans ces lignes et dans notre triste réalité, je commence à jouer à la guerre. Hier, par exemple, j'étais particulièrement en veine de bêtise militaire. J'ai décidé qu'à défaut de « base », nous pouvions contrôler Mytale par le mouvement, par le nomadisme, et les mers, à coups de catamarans et d'individualisme, puis j'ai inventé une arme : moi !
J'en assume l'entière responsabilité, bien sûr, même si mes idées ne se concrétiseraient jamais sans la science de Jogred et l'ingéniosité d'Ann. Mais mettez-vous à ma place, imaginez-vous fatigués, malades, fuyant quotidiennement les monstruosités génétiques que créent les Ultras et qui nous massacrent de leurs pinces, de leurs griffes et de leurs deux cents kilos de muscles en plastacier ; puis regardez un chat mettre en déroute un chien. « Jogred, ai-je dit au docteur Ksin, qu'est-ce qu'il te faut comme mutes pour me produire des chats d'un bon quintal ? »…
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Les illes étaient d'excellents marins et le catamaran d'une bonne facture mais, tout de même, cela allait mal finir, Audham le sentait aussi sûrement que le détroit sentait l'iode. Deux choses étaient certaines : malgré la masse des deux warshs qui s'efforçaient de l'équilibrer, le bateau prenait tellement de gîte qu'une des coques passait souvent très près de la verticale de l'autre, et cela les enverrait bientôt tous à la mer, tant la voile tenait de vent arrière, le catamaran de vitesse et le flotteur de poids ; le problème était surtout qu'il allait devenir impossible de sauter d'une coque à l'autre pour rétablir l'équilibre.
Quand les deux monocoques bourrés de sys les avaient pris en chasse, Lodh et Path avaient offert leur plus large sourire au vent de sud-sud-est qui remontait à toute vitesse le détroit derrière eux. En effet, ils avaient distancé leurs poursuivants jusqu'à les perdre de vue, mais de mille en mille, chaque fois qu'ils avaient tenté d'accoster, les côtes avaient vomi d'autres chasseurs. Et ce qui avait été un jeu, quand le détroit était si large que du centre on en devinait à peine les berges, était devenu une fuite éperdue à l'approche du chenal qui se resserrait sur cinq cents kilomètres entre deux remparts de falaises inabordables, jusqu'à ne plus mesurer que huit cents mètres avant de se jeter dans la mer Foliale au pied de la Citadelle.
— Si le vent faiblit, avait hurlé Fyrh, sur la plateforme avec les ksins, nous profiterons de la nuit pour faire demi-tour et nous glisser entre les monocoques.
Mais le vent n'avait éprouvé aucun besoin de reprendre son souffle et, en désespoir de cause, Lodh avait lâché deux ris avant d'approcher le catamaran de la falaise. Discuter nécessitant de crier à plein poumons, ils avaient échangé peu de paroles, juste de quoi décider qu'il fallait atteindre la Foliale une heure avant l'aube pour déjouer les bateaux qui les attendaient probablement sous la Citadelle. Personne n'avait parlé des motivations de leurs poursuivants. Nul n'éprouvait le besoin de dire à voix haute ce que tout le monde pensait : Saraz avait appris la Chasse de Seddhi et Haÿn à ad-Anevraz. Path et Lodh dosaient la progression du bateau et la nuit avait passé sans sommeil et sans repos possible. D'autant que le vent s'était ligué à leurs poursuivants, tombant presque d'un coup pour leur interdire de quitter le chenal à la faveur de l'obscurité. Il avait ensuite redémarré de plus belle, trop tard.
Lodh barrait au plus près, à la limite de ce que la voilure pouvait encaisser, le spi gonflé à bloc, les deux mâts crissant et craquant de surtension. Path jonglait avec les écoutes pour maintenir l'allure sans provoquer de déchirure dans l'entoilage. Fyrh contenait les ksins. Ryline, Haÿn, Seddhi et Audham s'efforçaient de ramener les flotteurs vers la houle.
Derrière, loin, les silhouettes de cinq monocoques s'amenuisaient de minute en minute. Mais, entre elles et eux, deux trimarans de vingt-cinq mètres rendaient nœud pour nœud sans se soumettre aux mêmes contraintes. Ils ne cherchaient pas à les rejoindre. Ils attendaient.
D'abord, il y eut la succession d'îles, une douzaine d'aiguilles plantées au hasard au milieu du chenal, dont Fyrh passa parfois si près qu'Audh eut l'impression que leurs dos allaient racler la roche. Puis, subitement, elle vit « l'embouchure » et le rocher titanesque qui la gardait, la surplombant d'une falaise à l'autre, avec la ville délirante qui trônait dessus.
Même en cet instant, la vision était époustouflante : ce pont de roc qui supportait la mégalomanie des evres dépassait la Cité Homéocrate en magnificence. C'était colossal, écrasant.
La coque frappa durement l'eau. Path avait lâché un ris et tiré sauvagement l'écoute pendant que Lodh écartait la barre de trente degrés. Le catamaran ripa sur les crêtes aiguës des petites vagues, dérapa latéralement, puis il se stabilisa et se précipita de trois quarts vers le bord est du chenal, dans l'un des rares trous qu'une nuée de bateaux laissait libre.
Derrière, les deux géants avaient lâché l'écoute. Ils ne tenteraient pas une manœuvre que leurs skippers estimaient suicidaire ; d'autant que, sous la Citadelle, le passage choisi par Lodh se refermait.
Quelqu'un nous en veut, se fit remarquer Audh. Il y a beaucoup de monde pour une simple Chasse !
À cent mètres du choc, Path et Lodh effectuèrent la manœuvre inverse. Le vent s'engouffra d'un coup dans les voiles béantes, donna une impulsion telle qu'une seconde ou deux le bateau vola, avant de se coucher dangereusement sur la gauche et de passer comme une fusée entre un finn et un trois-mâts, au demi-mètre près.
Personne sur le catamaran n'eut le temps d'exprimer le moindre soulagement. Lodh pénétra la Foliale vent arrière, protégé un instant par la falaise, pour se retrouver à moins de deux cents mètres voiles flottantes, sous un vent d'ouest presque aussi puissant. Path hurla un ordre que personne ne comprit mais que tous appliquèrent, plongeant à plat ventre pour sentir les bômes passer au-dessus de leurs têtes.
Juste le temps d'apercevoir les deux trimarans qui s'extirpaient du fouillis de bateaux au sortir du chenal et le monocoque qui s'élançait de derrière la falaise, presque couché sur l'eau, pour leur interdire la pleine mer.
— Merde ! jura Lodh.
Et cette exclamation-là se passait de tout commentaire. Ils n'avaient plus qu'à s'enfiler dans le vent et longer la côte, afin d'essayer de distancer des bateaux qui, au plus près, étaient plus rapides que le leur. Ryline avait déjà changé de flotteur. Seddhi, Haÿn, et Audh faillirent manquer le virement de bord.
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Leurs poursuivants grignotaient longueur après longueur, et Lodh jurait par chapelets d'invectives. D'abord, Audham crut qu'il maudissait cette fuite perdue d'avance. Puis, entre les lames qui lui fouettaient le visage, elle repéra l'affairement de Fyrh. Il sortait les havresacs un à un et vérifiait leur contenu. Enfin, il entreprit, sans un mot et dans un équilibre précaire, d'en harnacher chacun d'eux. Puis il libéra les ksins de leurs sangles et installa Liet' dans un bandeau lâche qu'il se passa en bandoulière. Ce n'était pas exactement ce qu'Audh appelait un bon présage.
Trois minutes plus tard, tandis que l'un des trimarans se glissait à leur hauteur et que le monocoque pénétrait parfaitement dans leur sillage, avec l'intention manifeste de les éperonner, elle se rappela que la carapace des warshs n'était pas adaptée à la flottaison. Que le catamaran fût arraisonné ou coulé, ils n'avaient aucune chance. Alors elle vit ce que Lodh tentait désespérément d'atteindre, et elle comprit la raison première de ses jurons.
Devant eux, la mer se fracassait sur une myriade d'îles et d'îlots, formant une kyrielle de calanques parsemées de rochers à fleur d'eau : un endroit probablement paradisiaque pour les plongeurs et les baigneurs, mais pas la trajectoire idéale pour une régate. Il était difficile de douter : Fyrh les avait préparés au sabordage !
Le monocoque était à une longueur et demie, les rochers à deux cents mètres. Path affala le spi, tomba un ris, serra l'écoute. Le monocoque gagna une longueur. Path hurla le même ordre incompréhensible. Les quatre équilibristes plongèrent à nouveau, les bômes balayèrent le pont et Lodh vira sèchement vers tribord.
Le bateau glissa latéralement, un flotteur raclant un écueil, l'autre heurtant un rocher plus conséquent, et Path donna de la voile pour l'arracher à l'écrasement. Dans leur sillage, le monocoque, moins maniable, hésita une seconde sur la houle et s'éventra presque au ralenti.
— Merde, merde, merde, merde, merde ! continuait Lodh.
Le trimaran le plus proche ne les avait pas suivis, il contournait les récifs pour pénétrer les calanques par un passage moins dangereux. L'autre filait ras la falaise, sous eux, les privant d'un accostage facile et ne leur offrant, pour toute issue, que de le précéder dans le seul couloir qui zigzaguait entre les rochers. Le skipper de celui-là devait parfaitement connaître l'état des fonds et les affleurements. Lodh n'avait pas cette science.
De chenal en chenal, Lodh et Path distancèrent le chasseur, mais personne ne se faisait d'illusions sur cette supériorité. La navigation au culot, en aveugle, ne pouvait déboucher que sur l'accident. C'était ce que cherchaient à provoquer leurs poursuivants. Seuls la chance et le talent des illes permirent de les décevoir. Le catamaran s'engagea dans une vaste crique, indemne, avec une quinzaine de longueurs d'avance sur eux.
Audh n'eut pas l'occasion de se réjouir : le second trimaran les y attendait et fermait la seule issue vers la haute mer. Il ne leur restait qu'un passage étroit à l'ombre de la falaise. Lodh y engagea le bateau. Ses adversaires ne l'imitèrent pas.
Le chenal se refermait très vite sur de petites dalles qui émergeaient de moins d'un mètre. Lodh avait la marge nécessaire pour mettre en panne, mais plus le loisir de faire demi-tour. Il bloqua la barre, Path lâcha les enrouleurs.
— Bonne chance ! crièrent-ils de concert.
Ce n’est pas vrai ! les maudit Audh. Puis, comme Fyrh et les ksins, comme Ryline et les a-khans, elle scruta de son mieux l'eau, les vagues et les écueils pour se choisir un mètre carré d'apparence inoffensive.
À plus de dix nœuds, le catamaran explosa sur les rochers.